
Auteur : Johan Grimonprez, né en 1962, est un réalisateur et vidéaste belge. Il est anthropologue de formation. Il enseigne à la School of Visual Arts de New-YorK. Le cinéaste est un habitué des sujets de manipulation par l’image et de grandes manœuvres politiques en sous-main comme dans son film de 2016, Shadow World, consacré au business mondial des ventes d’armes. Soundtrack to a coup d’Etat a remporté Le Grand Prix du Documentaire Musical au FIPADOC Biarritz 2025, le Prix Spécial du Jury de l’innovation cinématographique au Festival de Sundance 2024, la Mention Spéciale du Jury au festival Movies That Matter à la Haye en 2024 et est nommé à l’Oscar 2025 du Meilleur Film Documentaire.
Résumé : Zoom sur une des machinations politiques les plus insidieuses du XXe siècle : comment la monarchie belge, le gouvernement des États-Unis et les multinationales se sont entendus pour utiliser des institutions artistiques et des musiciens de jazz légendaires comme couverture pour des opérations secrètes visant à assassiner le premier ministre du Congo, Patrice Lumumba.
Analyse : C’est un documentaire très précieux et d’une grande originalité. D’abord parce qu’il nous plonge dans un pan de l’histoire que beaucoup d’entre nous ont connus mais qui n’avait pas dévoilé tous ses secrets, l’assassinat de Patrice Lumumba le 30 juin 1961, ensuite parce que c’est une magnifique œuvre de cinéma. Le réalisateur a l’intelligence d’entremêler sans cesse avec beaucoup d’habileté plusieurs fils : le contexte au Congo avant l’assassinat de ce qui fut un premier ministre très charismatique auprès de tous les intellectuels de gauche occidentaux, la musique comme cheval de Troie de l’Amérique pour camoufler ses turpitudes et les actions secrètes menées dans cet assassinat par la CIA, l’ONU et les Belges. C’est un film passionnant, qui parait brouillon au début mais dont on comprend vite le sens du propos. Le film commence (et finira) par l’incursion de militants (notamment Abbey Lincoln, Max Roach, accompagnés de l’écrivaine Maya Angelou) à l’ONU pour protester contre l’assassinat de Patrice Lumumba et en accuser les membres du Conseil de Sécurité. Tout au long du film vont se mêler sans cesse : la politique des États-Unis et de certains pays européens à l’égard des États nouvellement indépendants et particulièrement du Congo belge, et la musique. La musique non pour accompagner les images mais le jazz en particulier (« cool blue ») que les américains ont utilisé en envoyant des « ambassadeurs du jazz » (Louis Armstrong, Nina Simone, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, John Coltrane, Quincy Jones et quelques autres) dans le monde en tant qu’ambassadeurs de la « liberté » américaine (tandis que régnait chez eux la ségrégation raciale !), et en particulier au Congo comme opération de distraction pour détourner l’attention du coup d’État, avec la complicité de la Belgique, afin d’éliminer Patrice Lumumba. Louis Armstrong réalisera plus tard la manipulation dont il a été l’objet et menacera de renoncer à la nationalité américaine et de s’installer au Ghana. Ce film est un implacable réquisitoire contre les États qui avaient accordé à contrecœur l’indépendance de leurs colonies africaines. La Belgique en particulier qui à la veille de l’indépendance du Congo, arrachée de haute lutte par Patrice Lumumba (1960), avait privatisé les riches mines d’uranium, cobalt et titane du Katanga nécessaires pour la construction de la bombe atomique, et proclamé l’indépendance de cette région, principale source économique du Congo. Le réalisateur prend soin de donner une place à la voix des femmes, celle d’Andrée Blouin, oubliée de l’Histoire, qui a été la conseillère et plume de Lumumba, profondément féministe et indépendantiste et nous la fait connaitre, celle de Nina Simone, de Miriam Makeba ou d’Abbey Lincoln dont la mélodie se mue en hommage funéraire et cri de révolte. Des interviews puisées dans les archives américaines nous font entendre la voie d’Eisenhower, d’un cynisme rare qui affirme à la tribune de l’ONU le droit des Congolais à « construire leur pays dans la paix et la liberté » sans « ingérence d’autres nations dans leurs affaires internes« … alors qu’il ordonnait en même temps l’assassinat de Lumumba ; également les paroles du Premier ministre belge Gaston Eykens, qui évoque « une mission de civilisation pour le bien d’un peuple sous-développé dont le salut et l’élévation dépendent tellement des Blancs et des Belges« … ou les affirmations mensongères et apaisantes du directeur de la CIA, Allen Dulles, alors qu’il commanditait le coup d’État contre Lumumba. Le réalisateur habilement cite à ce moment-là Magritte « l’image d’une pipe n’est pas une pipe », tandis que Dulles fume la sienne. Il souligne également les zones d’ombre qui restent, le rôle ambigu de Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU. Un film dense, d’une grande liberté, où la musique jazz tient un rôle essentiel, passionnant. A voir absolument.