Auteur : Stéphane Brisé commence sa carrière au cinéma en tant qu’acteur. Dès 1993 il passe à la réalisation en commençant par des courts métrages pour lesquels il obtient de nombreuses récompenses. Il passe ensuite au clip vidéo puis en 1999 au long métrage avec Le Bleu des villes qui est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs et remporte le prix Michel d’Ornano du meilleur scénario. Son troisième long métrage, sorti en 2005, Je ne suis pas là pour être aimé, évoque la vie d’un homme sans sentiments ni expressions s’ouvrant petit à petit au monde grâce à des cours de tango. Le succès de ce film lui permet de faire distribuer son second long métrage, Entre adultes, produit par Claude Lelouch. En 2009 il réalise un drame sentimental, Mademoiselle Chambon, pour lequel il est récompensé par le César de la Meilleure Adaptation, en 2010. Trois ans après, il réalise Quelques heures de printemps, avec Vincent Lindon. Il refait équipe avec cet acteur pour La Loi du marché en 2015.
Résumé : Normandie 1819. Jeanne Le Perthuis des Vauds est une jeune fille de la noblesse moyenne, qui, après des années de couvent vit dans un château, entourée de ses parents aimants et de ses domestiques. Elle est vive, délicate et en âge de se marier. Ses barons de parents la laissent épouser un voisin dont elle est amoureuse, le vicomte Julien de Lamare. Après les premiers moments de bonheur la vraie nature de Julien se révèle, menteur, brutal, indélicat, volage. C’est le début d’une longue et douloureuse désillusion, d’une descente aux enfers car rien ne viendra donner espoir à cette âme candide.
Analyse : Ce film inspiré du premier roman de Maupassant est assez fidèle au texte du romancier ; mais il s’en détache sensiblement car Stéphane Brisé y a mis sa patte et son talent. Il nous avait séduit l’an passé avec « La loi du marché », honoré à Cannes par un prix d’interprétation masculine attribué à Vincent Lindon. On est loin ici des tribulations sociales d’un chômeur en recherche d’emploi. Mais c’est également un parcours de vie auquel s’intéresse ce réalisateur qui en profite pour nous parler de la condition féminine de ce début du 19ème siècle qui est, toutes choses égales par ailleurs, celle de femmes d’aujourd’hui. Il ne fait pas pour autant un film historique, même si les personnages portent avec élégance et raffinement les costumes de leur époque. Pour certains critiques c’est une façon de rester « coincé » sur un passé et cela donne « une vision du féminin forcément datée ». Curieuse réflexion, comme si l’on devait rejeter toute œuvre qui nous parle du passé, de notre passé, alors que, et surtout, il n’y a que les costumes qui changent. La situation de Jeanne, même si elle se situe dans un contexte spécifique, celui d’une noblesse oisive et protégée, nous parle tout autant d’une femme qui pourrait être d’aujourd’hui. Une femme pleine d’illusions, candide devant la vie et qui se trouve blessée et déçue par un prince charmant qui se révèle vulgaire dans ses sentiments, volage, pingre avec de l’argent qui ne lui appartient pas, indigne d’elle. Elle pardonne mais malgré ses promesses le naturel de son mari revient rendant sa désillusion plus cruelle encore. Une femme qui donne tout par amour, de son mari d’abord, de son fils ensuite et qui se trouve ruinée, au bord de la folie.
C’est ce désenchantement, ce désamour, cette sidération qui confinent peu à peu Jeanne dans un enfermement qui fait la trame du film et que Stéphane Brisé rend magnifiquement. D’abord par l’utilisation du format 1,33 qui en réduisant la largeur du cadre donne une image carrée et étroite qui cerne les personnages au plus près et les enferme dans leur vérité oppressante. C’est ce format, rare aujourd’hui, que Xavier Dolan avait eu la coquetterie d’utiliser dans son film Mommy (voir le commentaire) pour signifier les moments difficiles de la vie. Ensuite la sobriété de la mise en scène ; les très nombreuses ellipses nous font deviner l’essentiel sans que le réalisateur insiste sur des évènements importants qu’il nous laisse apercevoir laissant notre imagination faire le reste, comme l’audacieuse scène des amants morts, ou le flou de silhouettes se poursuivant dans la nuit. Des cadrages très serrés qui nous donnent les détails de cette vie faite de distractions volages et de délicate naïveté, l’intensité des moments de bonheur comme ceux de cette descente aux enfers. Des scènes qui ne sont que rarement filmées en leur entier, comme les parties de jeu de dés dont on ne perçoit jamais le partenaire, qui mettent en lumière l’essentiel, très dépouillées. Enfin cet éclatement original de la chronologie pour nous signifier le passage du temps : des réminiscences furtives du passé, heures généralement heureuses, l’insertion de vues furtives de l’avenir, de la Jeanne spectre du malheur dans l’attente vaine du fils qui ne reviendra pas. Et la lumière qui rythme le passage des saisons. L’absence de profondeur de champ qui cerne les visages au plus près de leurs émotions et qui donne force aux plans en clair-obscur dont certains sont composés comme des œuvres d’art. L’ensemble donne un film d’une grande délicatesse et d’un grand raffinement.
Il faut ajouter, et ce n’est pas le moins important, la magnifique interprétation de Judith Chemla dans le rôle de Jeanne. Je vous ai déjà parlé de cette artiste totale, musicienne, chanteuse lyrique, comédienne, dans Traviata, ce théâtre-opéra dans lequel elle tenait le rôle titre (voir le commentaire). Sa stature frêle mais d’où jaillit une grande force, son regard noir et doux, la délicate beauté de ses traits, son jeu tout en nuances, donnent au film une dimension particulière. Elle exprime autant la fraicheur de la jeunesse naïve et insouciante que le désespoir de la femme mure désabusée sans recours excessif au maquillage. Ce film lui doit beaucoup. Une artiste à suivre.
Pour une fois je partage l’admiration de Marie-Jeanne : ce film m’a paru comme u des plus beaux de cette année. J’ajouterais, dans le même sens que son texte, que la multiplication des hors- champs traduit admirablement le fait que la vie est ailleurs.