Auteur : Wang Bing est un réalisateur chinois, souvent considéré comme l’une des figures les plus importantes de la réalisation de films documentaires. Il est le fondateur de sa propre société de production, Wang Bing Studios, qui produit la plupart de ses films. Il est l’auteur d’une quinzaine de film documentaires qui portent un regard sur la Chine contemporaine et ses dérives. Son premier film, À l’ouest des rails a été filmé pendant deux ans entre 1999 et 2001 et détaille le lent déclin du quartier industriel de Tiexi à Shenyang, un quartier qui était autrefois un exemple vivant de l’économie socialiste chinoise. Bien que À l’ouest des rails soit rarement vu en raison de sa longueur, de nombreux critiques l’ont nommé l’un des films les meilleurs et les plus importants des années 2000. Son film sur les camps de travail chinois, Le Fossé, a été inclus dans la Mostra de Venise (2010) comme film sorpresa. Il est également l’auteur de Les trois sœurs du Yunnan(2012 – voir ma fiche sur ce film), de À la folie (2014), et de Les âmes mortes présenté à Cannes cette année en séance spéciale et qui huit heures durant nous propose d’aller à la rencontre de survivants de camps de rééducation dont la plupart des prisonniers sont, en 1957, morts de faim, afin d’essayer de savoir qui étaient ces inconnus et ce qu’ils ont souffert. Madame Fang a reçu le Léopard d’or au festival de Locarno 2017.
Résumé : Veuve depuis plusieurs années, Fang Xiuying, 68 ans, est née à Huzhou, dans la région du Fujian où elle travaillait comme ouvrière agricole. Elle a souffert les dernières années de sa vie de la maladie d’Alzheimer. Après avoir été hospitalisée en 2015, elle a été renvoyée chez elle pour y mourir, entourée de sa famille. Mais la mort est longue à venir…
Analyse : Je comprendrais que vous ne souhaitiez pas voir ce film. Il nous montre au plus près l’agonie d’une vieille dame, atteinte d’Alzheimer, aux yeux sans lumière, à la bouche ouverte qui ne peut plus articuler, au visage décharné sur lequel on constate au quotidien les progrès de la Grande faucheuse. Je l’ai choisi personnellement pour tenter d’aller au fond de la douleur d’un deuil récent à peu près similaire. Mais au-delà de ces raisons intimes c’est un film bouleversant, qui montre une mort apprivoisée, qui fait partie du quotidien de cette famille réunie qui entoure la Mama pour l’accompagner jusque dans son dernier souffle que le réalisateur laisse opportunément hors champ. Les paroles de l’émouvante chanson de Charles Aznavour, Elle va mourir la Mama, viennent en mémoire. On admire le talent du réalisateur à traduire les situations banales, le quotidien de ces paysans de la province du Fujian, à montrer les petits rien de la vie, les conversations des jours qui passent, le son de la télévision, la pêche des fils ainés, les discussions vives sur l’absence d’un petit fils. Personne n’arrête son activité ; ils fument, mangent, rient parfois autour du lit de la moribonde, mais ils sont là, ils l’entourent, lui prennent la main, la changent, la massent. Sa fille ainée soigne ses escarres, ce qui nous dit que Madame Fang est dans ce lit depuis longtemps déjà. On la voit pleurer parfois et son visage nous dit toute la douleur qu’il y a à perdre une mère. Même si quelqu’un dit « ce n’est plus elle», phrase qui vient toujours à l’esprit devant quelqu’un que la mort prochaine transforme et défigure, ils n’en sont pas moins présents, lui parlent même si elle ne peut plus répondre, commentent ses douleurs, scrutent son visage méconnaissable, s’expriment pour elle, essaient de trouver une étincelle de vie dans un corps qui n’en n’a plus déjà. Les gros plans fixes et longs sur le visage de la moribonde sont terribles mais d’une grande humanité. Moments d’une grande intensité, angoissants, pendant lesquels on se demande à chaque instant si la vie ne va pas quitter ce pauvre corps. Wang Bing semble vouloir essayer de voir ce qu’elle voit mais elle est déjà au-delà. Et c’est ce monde, cette lisère entre les morts et les vivants qu’il tente de capter avec ce regard hypnotique qu’il pose sur Madame Fang. Film d’un grand courage aussi car ce sont généralement des sujets ou des questions que l’on préfère occulter, voire éliminer. L’atmosphère du film reste empreinte de tendresse, de délicatesse, d’humanité. Film difficile incontestablement, qui apporte sa pierre à l’histoire de la Chine contemporaine, que vous ne regretterez sans doute pas d’avoir vu.