Auteur : Joseph Losey (1909-1984) rencontre le cinéma en 1948, lorsqu’il tourne Le Garçon aux cheveux verts, une parabole sur le racisme. Membre du Parti Communiste américain ses films sont des drames sociaux emprunts à la fois d’un réalisme brechtien et d’une rhétorique marxiste. Il se réfugie en Angleterre en 1952. Il recommence à tourner des films sous pseudonyme, avant de retrouver son vrai nom en 1956 avec Temps sans pitié. En 1963, il réalise l’un de ses chefs-d’œuvre : The Servant. Losey réalise ensuite plusieurs autres films dont Accident (1967) sur un scénario d’Harold Pinter, Messager (1970), Palme d’Or à Cannes. Suivent L’Assassinat de Trotski puis Monsieur Klein (1977) César du Meilleur film. En 1979, Joseph Losey tente l’expérience de l’Opéra filmé avec Don Giovanni. En 1984, Steaming, une œuvre restée inachevée puisqu’il meurt au cours du tournage.
Interprètes : Dirk Bogarde (Hugo Barrett), Sarah Miles (Véra), James Fox (Tony), Wendy Craig (Suzan).
Résumé : À Londres Tony, jeune bourgeois oisif, engage, pour meubler son nouvel appartement londonien, Barrett, domestique aux apparences humbles, discrètes et compétentes. Progressivement ce dernier va implacablement tisser une toile d’araignée dans laquelle Tony va s’engluer, inversant le rapport de domination.
Analyse : Il n’est pas étonnant, lorsque l’on connaît le parcours de Joseph Losey, qu’il ait été attiré par la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Issu d’une famille bourgeoise et puritaine américaine, il est séduit par les thèses marxistes et, victime de la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy, il doit quitter les États-Unis pour la Grande Bretagne lorsqu’il est sommé de venir témoigner devant la sinistre commission des activités anti-américaines. Le rapport des classes sociales est un thème qui traverse son œuvre. Mais The Servant ne saurait se limiter à cet aspect. C’est un film bien plus riche et bien plus complexe. Outre le rapport maître-esclave, le réalisateur aborde plusieurs thèmes qui se recoupent : le mépris, la débauche, la perversion, le sadomasochisme, la domination et, en filigrane, l’homosexualité ; traitée avec pudeur, cette dernière surgit de manière implicite au cours de certaines séquences qui ressemblent à un instantané de vie de couple, comme le dialogue sur le « régiment » au cours duquel les deux hommes ont éprouvé la seule véritable « amitié » de leur vie, ou cette scène de cache-cache où Tony tremble à mesure qu’il sent Barrett s’approcher de la baignoire dans laquelle il se cache. Une ambiguïté sexuelle qui participe à la richesse de l’œuvre et rend le film fascinant car elle sous-tend l’inversion des rapports. Losey et Harold Pinter auteur du scénario, dressent avec brio le portrait d’une haute société, coupée de la réalité quand elle n’est pas la sienne, arrogante, sûre de sa supériorité et de son bon droit, qui va à sa propre perte sans même s’en rendre compte.
Le langage cinématographique de Losey est clair. Il colle à son propos par une mise en scène qui exprime parfaitement tous les thèmes abordés en accentuant le malaise qui s’empare du spectateur devant la complexité et l’ambiguïté de cette relation, devant la détresse et la déchéance du faible face au fort manipulateur et pervers magnifiquement interprété par Dirk Bogarde. Par des plans virtuoses Losey met en place un subtil jeu de miroirs qui permet deux vues simultanées d’une même scène. Des effets d’anamorphose de miroirs convexes traduisent l’altération de la perception du réel dont est victime Hugo qui sombre doucement dans l’alcool et la drogue, avec un noir et blanc impeccable qui traduit l’affrontement entre les deux forces. Le décor est savamment agencé. Le huis-clos étouffant de la maison très aristocratique de Tony patiemment conquise par Barrett, va devenir le terrain de ce jeu de domination dans lequel nous immerge le réalisateur, notamment par l’utilisation de plongées, contre-plongées pendant l’affrontement entre les deux hommes dans un escalier trop étroit pour accueillir deux personnes, lieu de toutes les luttes, où on se dispute, on joue, on chute, qui permet au plus fort d’accéder à l’étage du maître et de dominer.
Un film fort, étrange, captivant et magnifique, qui reste un des plus grands chefs d’œuvre de Joseph Losey.