Auteur : Sébastien Lifshitz né en 1968 est un acteur, scénariste, réalisateur français. Après un passage à l’École du Louvre et à la Sorbonne en Histoire de l’art, il réalise en 1993 son premier court métrage, Il faut que je l’aime, et signe deux ans plus tard un documentaire sur Claire Denis. Il réalise ensuite un moyen métrage très remarqué, Les Corps ouverts, Prix Jean Vigo 1996. Après un téléfilm Terres froides (1999), il sort son premier long métrage en 2000, Presque rien, puis un documentaire La Traversée (2001). Il revient à la fiction en 2004 avec Wild Side, puis Plein Sud (2009) qui sont des réflexions sur l’identité. Il poursuit sa veine documentaire et signe en 2012 le magnifique Les Invisibles, sur les gays et lesbiennes des années 1950. Un an plus tard sort Bambi, très beau portrait d’une femme transgenre qui illumina les nuits parisiennes dans les années 1960. Dans Les Vies de Thérèse (2016) il raconte les combats et les amours de la féministe Thérèse Clerc, à l’heure où la vie menaçait de la quitter.
Résumé : Emma et Anaïs sont inséparables. Le film suit leur parcours depuis leur 13 ans jusqu’à leur 18 ans, cinq ans de vie capitales pour leur devenir d’adulte. A travers cette chronique de la jeunesse, le film dresse aussi le portrait de la France de ces cinq dernières années.
Analyse : Avec ce documentaire, Sébastien Lifshitz a réalisé une véritable prouesse technique. À la manière de Richard Linklater qui pendant douze ans a filmé les mêmes ados dans Boyhood (2014), il a planté sa caméra pendant cinq années, quelques jours par mois, auprès de deux adolescentes, de 2013 à 2018 (de 13 à 18 ans). Pour ne pas polluer son film par des considérations sociologiques hors de son propos, il n’a pas choisi la banlieue, comme dans beaucoup de films sur la jeunesse, mais une sous-préfecture de province, neutre, tranquille, de la France dite profonde, Brive-la-Gaillarde (Corrèze). Son but a été d’explorer la zone grise de l’adolescence, cette période de mutations profondes entre l’enfance et l’âge adulte, où les personnalités se forgent, où les choix et les chemins empruntés seront déterminants pour toute une vie. Anaïs et Emma n’ont à priori rien de commun mais les affinités de la jeunesse sont sans préjugés. Anaïs appartient à un milieu social défavorisé. La mère, facilement déprimée, fait ce qu’elle peut engluée dans des problèmes de santé et de misère sociale. On comprend qu’elle a déjà placé sa fille en famille d’accueil. Mais cette dernière est rieuse, enjouée, remuante, plantureuse et affable. Emma appartient au contraire à une moyenne bourgeoisie aisée, elle est filiforme, ombrageuse, réservée, plutôt première de classe tandis qu’Anaïs n’est pas très motivée par ses études. Mais elles partagent outre une révolte contre la famille et un caractère bien trempé, tous les bouleversements intimes de l’adolescence : premiers émois, premiers désirs, premiers flirts, premières amours, premières ivresses, premières expériences sexuelles, premiers chagrins d’amour, premières désillusions. C’est également le moment plein de doutes et d’incertitude, où il faut choisir une orientation professionnelle qui engagera l’avenir. Le talent du réalisateur qui tient de l’exploit, a été de réussir à faire oublier sa caméra. Il lui fallait, dit-il, environ deux heures de tournage chaque fois pour obtenir enfin la spontanéité, la sincérité, le naturel qu’il voulait. Sa caméra est partout, dans la famille, au sein de discussions souvent houleuses et tendues avec les mères, au moment des loisirs, quand elles se préparent, se maquillent pour sortir, en classe, au sein des bavardages de leur âge, jusque dans la chambre à coucher d’Anaïs, mais sans aucun voyeurisme. Une caméra toujours à bonne distance qui filme avec pudeur, discrétion, sans aucun jugement, avec empathie et générosité. L’usage du Scope (rarement usité dans un documentaire) a permis au cinéaste de filmer de magnifiques plans larges mais surtout des gros plans qui captent l’intensité du regard, les mimiques, les expressions des personnages.
Une tranche de vie qui « s’est révélée être aussi une enquête sur les familles et sur les déterminismes sociaux qui dirigent l’éducation des ados », raconte Sébastien Lifshitz. Si l’amitié des deux jeunes filles échappe au début au déterminisme social, on sent le fossé se creuser progressivement entre elles. A partir de la 2e on les voit moins ensemble. La caméra les filme séparément ; Anaïs est dans un lycée professionnel, tandis qu’Emma continue une scolarité classique. A la fin du film lorsque l’une va prendre un train pour Limoges tandis que l‘autre la direction de Paris, Anaïs pose très justement à Emma la question « Est-ce que tu crois qu’on se reverra ? », « Je pense pas, parce quand on se reverra on aura grave changé, et qu’on va avoir des vies différentes », répond-elle elle-même.
Ce portrait juste de la jeune France d’aujourd’hui entraine le spectateur dans une histoire à la fois intime et collective. Les attentats de Charlie Hebdo et le massacre du Bataclan de 2015 se sont invités dans les familles où l’on voit la sidération des jeunes et l’analyse juste qu’ils en font, comme le discours d’Anaïs pour défendre les musulmans.
Un magnifique documentaire subtil, passionnant, lumineux.