Auteur : Jafar Panahi, né en 1960 à Téhéran, est un réalisateur iranien parmi les plus influents du mouvement de la nouvelle vague iranienne. Après avoir étudié à l’Université de Cinéma et de Télévision à Téhéran, Panahi fait plusieurs films pour la télévision iranienne et devient l’assistant réalisateur d’Abbas Kiarostami sur Au travers des oliviers. Son premier long métrage de cinéma, Le Ballon blanc, est récompensé par la Caméra d’or au Festival de Cannes 1995. Ses deux films Le Cercle (Lion d’or à Venise en 2000) et Sang et Or (Prix du jury Un certain regard en 2003), ont été interdits par le gouvernement de la République islamique d’Iran à cause de leurs sujets sur la condition des femmes et l’injustice sociale. Le régime interdit également la sortie en salles de Hors jeu (Ours d’argent à Berlin en 2006) qui dénonce également la place réservée aux femmes dans son pays. Alors que les œuvres de Panahi sont systématiquement primées dans les grands festivals internationaux, elles sont aujourd’hui interdites dans son propre pays, même si elles sont distribuées sous forme de DVD, vendus au marché noir. Tournant ses films en secret, il invente la technique de la double équipe de tournage. La première est un leurre qui prend en cas de danger la place de la deuxième (la vraie) qui tourne en secret. Fin juillet 2009, il est arrêté quelques jours pour avoir assisté à une cérémonie organisée à la mémoire d’une jeune manifestante tuée. Arrêté de nouveau en mars 2010 il est libéré sous caution en mai. En décembre il est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingt ans, condamnation confirmée en appel. Malgré cette interdiction de travailler, Jafar Panahi coréalise avec Mojtaba Mirtahmasb Ceci n’est pas un film qui décrit sa situation. En 2012, avec Nasrin Sotoudeh, il remporte le Prix Sakharov, remis par le Parlement européen. Il coréalise avec Kambuzia Partovi dans le plus grand secret Pardé qui reçoit l’Ours d’argent du meilleur scénario à la Berlinale 2013. Le cinéaste se voit ensuite décerner l’Ours d’or pour Taxi Téhéran au Festival de Berlin 2015, film également tourné clandestinement avec une petite caméra. En 2018, son film Trois visages, reçoit le Prix du scénario au Festival de Cannes. Aucun ours a reçu le Prix spécial du jury à la Mostra de Venise 2022. Le cinéaste s’étant insurgé contre l’arrestation de deux autres cinéastes iraniens, Mohammad Rasoulof et Mostafa Aleahmad, a été incarcéré en juillet dernier et doit purger sa peine de six ans de prison.
Interprètes : Jafar Panahi (dans son rôle) ; Vahid Mobasheri (le propriétaire) ; Naser Hashemi (le Chef du village).
Résumé : Dans un village iranien proche de la frontière, un metteur en scène est témoin d’une histoire d’amour tandis qu’il en filme une autre. La tradition et la politique s’en mêlent pour le pire.
Analyse : Un film magnifiquement astucieux, brillant, sophistiqué, dans lequel plusieurs niveaux de réalité se superposent. Il y a l’histoire du film que réalise Jafar Panahi réfugié dans un village près de la frontière turque et qu’il dirige en vidéo derrière son ordinateur, connecté avec son assistant en Turquie. On le voit dans un petit appartement logé par un propriétaire dévoué dont la mère lui prépare de délicieux repas. Il y a le déroulé du film en Turquie, histoire d’un couple qui se prépare à émigrer avec de faux papiers, dont l’amour est contrarié par l’interdiction pour l’homme d’obtenir un passeport. Il y a les incidents qui ont lieu dans le village iranien où Panahi est accusé de provoquer le scandale pour avoir pris en photo un couple d’amoureux hors mariage, Gozal et Solduz, alors que la femme est promise dès sa naissance, comme le veut la tradition, à Jacob qu’elle n’aime pas et qui entend bien exercer ses prérogatives. Et puis il y a la réalité qui s’invite dans son film en Turquie, l’actrice qui se prépare réellement à partir avec son compagnon réalise qu’en réalité il ne peut pas partir avec elle et interpelle directement le réalisateur. Une mise en abyme vertigineuse déployée avec minutie et subtilité. L’image, nous suggère le réalisateur, est une pale reproduction du réel tandis que ce dernier dépasse la fiction ; et de s’interroger sur la responsabilité de celui qui les fait naître.
Libre de se déplacer mais interdit de filmer Panahi brave l’interdiction en utilisant, comme dans Taxi Téhéran (V. fiche du 21 avril 2015) ou Trois visages (V. fiche du 10 Juin 2018), une parade. Son discours est évidemment politique : il dénonce la politique et la tradition qui aliènent les citoyens et leur ôtent toute liberté, les empêchent de s’aimer comme ils veulent. Il dénonce la manipulation et la peur que les autorités utilisent pour mieux asservir la population. Par exemple pour les empêcher de franchir la frontière la rumeur dit que c’est dangereux parce qu’il y a des ours. Le propriétaire du logement lui confie mezzo voce qu’il n’y a « aucun ours ». Il dénonce aussi la situation des artistes et des jeunes qui n’ont d’autre choix que l’exil ou la mort ; et, une fois de plus, la corruption généralisée où les contrebandiers peuvent tranquillement faire leur trafic tandis que les citoyens qui veulent fuir illégalement sont froidement abattus.
On est frappé par la densité et la profonde intelligence d’une œuvre réalisée avec si peu de moyens. On est frappé aussi par la persévérance et la ténacité de cet artiste poursuivi par le régime, qui vient d’être emprisonné, mais qui, coûte que coûte aura réussi à pratiquer son art, ce qui force l’admiration. Mais on est frappé aussi par le pessimisme inhabituel du réalisateur qui délivre un message désespéré : la seule issue semble être la mort.