LE POIRIER SAUVAGE

Auteur : Nuri Bilge Ceylan est un réalisateur turc né en 1956. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur à l’université du Bosphore, il étudie ensuite la mise en scène à Istanbul, sa ville natale. Dès son premier court métrage, Koza, il est sélectionné au Festival de Cannes. Il tourne en 1998 son premier long métrage, Kasaba, qui obtient le Prix Spécial du Jury au Festival Premiers Plans d’Angers. C’est avec son deuxième film Nuages de mai, sélectionné à Berlin, qu’il accède à la reconnaissance internationale. Auteur à part entière, Ceylan participe à toutes les étapes de la création de l’œuvre (scénario, réalisation, montage, production) et s’entoure de proches, parents et amis, pour l’équipe technique et le casting, tout en faisant souvent appel à des comédiens non-professionnels. En 2003, Uzak, qui aborde des questions sociales (le travail, l’urbanisation) est le film de la consécration pour Ceylan. Il repart de la compétition cannoise auréolé du Grand Prix et du Prix d’interprétation pour ses deux comédiens. Il revient sur la Croisette avec son quatrième long métrage, Les Climats (2006), dans lequel il joue le rôle principal aux côtés d’Ebru Ceylan, son épouse à la ville. Celle-ci co-écrit le scénario des Trois singes, Prix de la Mise en scène à Cannes en 2008. L’aventure de Cannes pour ce réalisateur turc ne s’achève pas, puisqu’il reçoit en 2011 le Grand Prix pour son très long film (de 2h37) Il était une fois en Anatolie, et en 2014 la Palme d’or pour son film (3h16) Winter Sleep.

Résumé : Sinan revient parmi les siens. Ses études terminées, il retrouve sa bourgade natale de Can, dans la campagne d’Anatolie. Passionné de littérature, il a toujours voulu être écrivain. Il cherche un éditeur pour son premier livre et renoue avec ses proches, dont un père instituteur, criblé de dettes, et réputé pour dépenser l’argent du foyer en jouant aux courses. Ce dernier s’isole dès qu’il le peut dans la petite ferme familiale et creuse un puits là où, paraît-il, il n’y a plus d’eau…

Analyse : Le Poirier sauvage, cet arbre souvent isolé, au tronc noueux et qui donne des fruits amers, inutiles. Les fruits de la vie de Sinan, en pleine recherche existentielle ? Le goût amer de la vie dont il rêve mais qui ne se réalise pas, le goût amer de son avenir incertain et de devoir vivre là où il ne voudrait pas être ? Métaphore de son immense solitude ? Tels sont une partie des thèmes abordés dans ce film d’une extrême richesse, où la parole, comme dans la filmographie de Nuri Ceylan est prépondérante. Ce film est un roman, celui que Ceylan n’a pas écrit préférant l’image. Mais il a une veine d’écrivain et une grande culture littéraire car ses dialogues, comme dans Winter Sleep sont ciselés, remarquablement écrits, semés de références littéraires qui rendent peut-être le film moins accessible. Chaque rencontre est l’occasion de longues discussions, filmées en plan-séquence, dans lesquelles on retrouve les auteurs préférés du cinéaste, Tolstoï, Dostoïevski, et leurs interrogations sur le sens de la vie.

Comme souvent chez Ceylan, le personnage principal est loin d’être sympathique et aimable. Sinan, apprenti écrivain qui commence sa vie d’homme a l’arrogance du petit intello qui retrouve la campagne de ses parents après avoir été à l’université, empêtré dans ses contradictions, méprisant et insolent avec les gens de sa petite ville (site historique de Troie), même avec ceux auxquels il demande une aide financière, qu’il prend de haut et pour des abrutis ; méprisant surtout à l’égard de son père qu’il juge sévèrement. Ce père, (héros très dostoïevskien), instituteur qui devenu joueur compulsif, dépense tout l’argent de la famille aux courses dans le bar du coin ; ce père, chasseur de chimères, au charme fou, avec un sourire amer et un petit ricanement qui semble défier ceux qui ne l’aiment pas, ce père qui est le personnage le plus émouvant, le plus attachant du film. L’occasion pour le cinéaste de brosser la relation intime entre père et fils, relation qui prendra une ampleur inattendue à la fin du film et qui donnera à Sinan une belle leçon de vie.

À travers cette histoire que Ceylan prend le temps de nous compter (« Ce n’est pas la longueur qui compte, mais ce que vous ressentez » nous dit-il), nous faisant entrer dans la longueur des jours et des saisons, dans la densité des personnages, dans les contours de leur caractère et leur progressive évolution, c’est un regard sur la Turquie actuelle qu’il pose et, tel un Tchekhov, sur le mal-être de toute une société ; sur le malaise que ressentent particulièrement les jeunes dont l’avenir semble bouché comme celui des amis de Sinan -ou de lui-même- qui ont le choix entre être instituteurs à l’Est du pays (ce qui semble susciter de l’effroi) ou dans la police à « casser du gauchiste » (faute de postes à pourvoir pour 300 000 enseignants turcs !). Problème de jeunes qui ne trouvent leur place nulle part et qui ne peuvent échapper à leur destin. « La vie semblait à notre portée. Elle est si loin de nous, désormais » dira la magnifique jeune fille qui aurait pu être son amante et qui se prépare à se donner à un homme qui la rendra riche mais qu’elle n’aime pas.

Il est difficile de parler de tout ce que ce film apporte tant il foisonne de sujets abordés. Dans cette fresque grandiose il ne manque évidemment pas, un long dialogue sur la religion avec deux imams chapardeurs de pommes, l’ancien nostalgique traditionaliste et le jeune réformiste, qui entament une dispute sur l’islam où l’on sent que le cinéaste refreine ses critiques, où l’on entend dire que l’interprétation du Coran doit être imposée aux croyants, dans « le confort de la soumission inconditionnelle »… Le curieux montage de ce passage en fait la partie la plus faible du film.

Je voudrais terminer ce compte rendu (long ! mais comment parler d’un film aussi dense de 3h08 sans … longueurs ?) pour admirer le talent de ce cinéaste, qui est une fois de plus au rendez-vous. Contrairement à Winter Sleep où la caméra était assez statique, ici elle est fluide, mobile, ce qui donne au film une grande souplesse et le rend plus vivant. Dans une mise en scène d’une grande élégance, le réalisateur nous donne des images somptueuses de la lumière d’automne ou de la blancheur blafarde de la neige d’hiver. Ce film magnifique, superbe, vous surprendra par des scènes oniriques inattendues, par des plans surréalistes, vous enchantera par sa profondeur et la grande mélancolie qui s’en dégage (« Les questions que se pose le grand mélancolique que je suis sont celles qui nous travaillent de toute éternité » dit-il).

Chose promise … Mais c’est vraiment ma dernière chronique avant la rentrée. Bonnes vacances !

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