Un autre monde

Auteur : Stéphane Brizé, né en 1966, est un réalisateur, scénariste, acteur français. Il commence ses études en électronique et devient technicien de l’audiovisuel. Il en profite pour s’inscrire à des courts d’art dramatique qui le passionnent. Décidé et téméraire, il choisit en 1993 de passer à la réalisation avec le court-métrage Bleu dommage qui remporte le Grand Prix du Festival de Cognac. Il réalise en 1996 L’œil qui traine, gagnant du Grand prix du Festival de Vendôme, de Rennes, de Mamers et d’Alès, ainsi que le Prix d’interprétation masculin au Festival de Saint-Denis. Fort de toutes ces récompenses, avec l’aide de son amie Florence Vignon ils écrivent Le Bleu des villes (1999) présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, qui remporte le prix Michel d’Ornano du meilleur scénario. Par la suite il réalise notamment Je ne suis pas là pour aimer (2005) présenté au festival de San Sebastian qui reçoit plusieurs nominations aux Césars 2006. En 2009 il réalise un drame sentimental Mademoiselle Chambon avec Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain pour lequel il est récompensé par le César de la Meilleure Adaptation en 2010. Trois ans après, il revient avec Quelques heures de printemps porté à nouveau par Vincent Lindon, Le metteur en scène refait ensuite équipe avec Vincent Lindon pour La loi du marché (2015). La performance de Lindon est récompensée, entre autres, à Cannes et aux César. Suit Une vie (voir la fiche du 30 novembre 2016), avec Judith Chemla. Puis En guerre (2018), sélectionné au Festival de Cannes. Un autre monde présenté à la Mostra de Venise 2021, réunit à nouveau Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain.

Interprètes : Vincent Lindon (Philippe Lemesle) ; Sandrine Kiberlain (Anne Lemesle) ; Anthony Bajon (Le fils) ; Marie Drucker (représentante du groupe en France).

Résumé : Un cadre d’entreprise, sa femme, sa famille, au moment où les choix professionnels de l’un font basculer la vie de tous. Philippe Lemesle et sa femme se séparent, un amour abimé par la pression du travail. Cadre performant dans un groupe industriel, Philippe ne sait plus répondre aux injonctions incohérentes de sa direction qui l’oblige à faire des choix de plus en plus difficiles à accepter. 

Analyse : Après La loi du marché où un chômeur de longue durée était contraint d’accepter un travail de surveillance des salariés qui le plaçait dans un dilemme moral insupportable, et En guerre où un syndicaliste se bat avec ses compagnons de travail pour éviter la fermeture d’un site pourtant bénéficiaire provocant le chômage de 1100 employés, Stéphane Brizé, toujours avec Vincent Lindon, termine sa trilogie sur la souffrance dans le monde du travail en prenant cette fois-ci le point de vue d’un dirigeant. Philippe Lemesle est un chef d’entreprise plutôt proche de ses salariés. Il a su les motiver pour obtenir d’eux une productivité élevée, à la grande satisfaction des grands patrons du groupe américain. Il s’est donné corps et âmes à son travail, compromettant gravement son équilibre familial. Au début du film il se retrouve dans le cabinet d’une juge aux affaires matrimoniales pour discuter du divorce que sa femme s’est résolue à demander, épuisée par ses absences et son indisponibilité au profit de son travail, émouvante dans sa détresse. Les ennuis pleuvent comme à Gravelotte. Son fils cadet a dû être interné suite à une grave dépression nerveuse. C’est dans ce contexte tourmenté que les dirigeants américains lui demandent de dégraisser et de se séparer de 58 salariés au nom de la sacrosainte compétitivité et pour favoriser les actionnaires. Habitué à toujours résoudre les problèmes que lui soumettent les big boss, en bon petit soldat du libéralisme, il essaye au début de trouver une solution, se disant près à «sacrifier 58 personnes pour en sauver 500». Mais progressivement, devant les arguments de certains de ses collaborateurs, la levée de boucliers des salariés, il s’aperçoit de l’impossibilité d’accéder à cette demande sans mettre en péril la viabilité de son entreprise. L’évolution du personnage, le dilemme moral dans lequel il se trouve enfermé, sont magnifiquement rendus par un Vincent Lindon qui fait jouer chacune de ses rides. Stéphane Brizé une fois encore met l’accent sur la schizophrénie du capitalisme, sur les souffrances qu’il inflige certes aux travailleurs mais également aux dirigeants. La vidéo conférence avec le patron américain est édifiante à cet égard. Sans sourciller celui-ci affirme que lui aussi a un patron exigeant qui s’appelle Wall Street. On ne peut être plus cynique ! L’image parfaite de la déshumanisation du monde du travail, où seul compte le profit et la rentabilité même s’il faut sacrifier l’humain, ce que dénonce inlassablement Bizé : « Pour enrichir une poignée de gens, on sacrifie des vies». Ce film qui a une partie plus fictionnelle est sans doute le plus abouti de sa trilogie. Il dénonce brillamment les effets dévastateurs du capitalisme dans ce monde du travail non seulement au sein de l’entreprise mais également sur l’intime des cadres, mêlant pour plus de réalisme, comme souvent, acteurs confirmés et non professionnels. La vie de Philippe et Anne vole en éclat : « Je ne suis pas mariée à Elson moi ! » lancera-t-elle pathétique à son mari, lui reprochant d’avoir sacrifié sa famille à son travail.

Le film se termine sur une note d’espoir. Philippe croit avoir trouvé une solution : renoncer, avec ses collaborateurs, à leurs primes et avantages pendant un certain temps. Mais la direction refuse, lui demandant la tête d’un des collaborateurs les plus opposés à ce plan de « restructuration ». La lettre qu’il adresse alors est un exemple de dignité et de courage. Un film émouvant et tellement nécessaire, même si les ravages qu’engendre le capitalisme financier sont malheureusement bien connus.

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